Le problème de l’induction.
L’induction est un mode de raisonnement par généralisation utilisé très couramment. L’exemple typique est celui du Soleil qui se lève le matin. Comme le Soleil s’est levé jusqu’à présent tous les matins, on induit qu’il continuera de se lever tous les matins. L’induction a été très critiquée par le philosophe Hume, notamment parce que l’usage de l’induction semble n’être justifié que par son propre succès empirique… autrement dit l’induction ne peut se justifier que par induction, ce qui constitue un cercle vicieux.
Notons que la méthode scientifique ne repose jamais explicitement sur l’induction : elle énonce des principes généraux puis tente de les mettre en défaut par l’expérience. Les principes sont considérés comme valides tant qu’ils ne sont pas ainsi réfutés, selon la méthode énoncée par Karl Popper. Prenons l’exemple du principe d’équivalence : celui-ci stipule que tous les corps chutent de la même façon dans le champ gravitationnel (toute autre influence étant considérée comme nulle). Une fois posé ce principe (et quelques autres) on peut déduire les équations du mouvement de la relativité générale. Toutes les tentatives pour mettre en défaut le principe d’équivalence ont jusqu’ici échoué, et notre confiance en lui s’en trouve d’autant plus renforcée. On voit que l’activité scientifique procède par conjecture (on pose un principe), déduction, et réfutations (ou tentative de réfutations). Cependant il est clair que c’est souvent par une induction que l’on émet la conjecture initiale. Par exemple c’est en voyant des corps divers lâchés au même instant tomber de façon synchrone que l’on a l’idée du principe d’équivalence. Il semble donc que l’induction joue un rôle, non seulement dans la vie quotidienne mais dans l’activité scientifique, d’où l’idée de lui chercher une justification. Or c’est précisément en cherchant une telle justification que le philosophe Karl Hempel est tombé sur un problème, aujourd’hui connu sous le nom de paradoxe de Hempel ou problème de l’induction. Pour certains la conclusion de ce paradoxe est tellement inadmissible qu’elle rend injustifiable l’utilisation de l’induction. Voyons donc de quoi il s’agit.
On observe une grande quantité de corbeaux, et l’on constate qu’ils sont tous noirs. On en arrive ainsi à induire la règle suivante : « tous les corbeaux sont noirs ». L’observation ultérieur d’un corbeau non-noir à elle seule suffirait évidemment à réfuter cette règle, cependant que l’observation de corbeaux noirs viendrait la confirmer. Ceci peut je crois être admis sans peine par tous. Nous allons maintenant faire usage d’une règle logique appelée « contraposition ». Cette règle, qui peut se déduire du principe du tiers-exclu (soit une affirmation est vraie, soit son contraire est vrai), peut s’énoncer ainsi :
Règle de contraposition :
« Il est logiquement équivalent de dire :
-Tout ce qui possède la propriété A possède la propriété B.
ou de dire :
-Tout ce qui ne possède pas la propriété B ne peut pas posséder la propriété A. »
Par exemple, à partir de l’affirmation que « tous les hommes sont mortels » on obtient par contraposition : « tout ce qui est immortel n’est pas un homme ». Il est important de comprendre que les deux phrases sont équivalentes : la première entraîne la seconde et réciproquement.
Dans notre exemple, la contraposée de « tous les corbeaux sont noirs » est « tout ce qui n’est pas noir n’est pas un corbeau ». Comme les deux affirmations sont logiquement équivalentes, le fait de confirmer l’une confirme l’autre. Ainsi, la vision d’une vache blanche confirme bien que « tout ce qui n’est pas noir n’est pas un corbeau », donc que « tous les corbeaux sont noirs » ! C’est le paradoxe de Hempel.
Il est assez peu confortable pour l’esprit de considérer que l’on peut confirmer quelque chose sur la couleur des corbeaux en observant celle des vaches. Cependant, la conclusion que nous avons obtenue suit inéluctablement 1) du principe de l’induction, 2) de la logique classique, notamment du tiers-exclu. La réaction face à ce problème peut être de trois types : 1) on renonce au principe de l’induction. C’est une position adoptée par certains philosophes, 2) on renonce au principe du tiers-exclu, mais cette réaction n’est pas vraiment envisageable ici, je reviendrai plus bas sur ce point. La réaction numéro 3 consiste à considérer que ce paradoxe ne traduit en fait que notre incompréhension face à un raisonnement inhabituel, mais parfaitement valide. L’origine du problème serait donc purement psychologique. Pour illustrer ce point de vue, je vais décrire une situation très similaire à celle des vaches et des corbeaux, mais portant sur un nombre plus petit et mieux contrôlé d’objets.
Supposons que l’on dispose d’une boîte opaque dans laquelle ont été placés 10 boules et 10 cubes. Un nombre aléatoire d’objets ont été peints en blanc, et les autres en noir. Supposons que l’on veuille vérifier l’affirmation suivante : « toutes les boules sont noires ». Une première stratégie, évidente, consiste à sortir les boules les unes après les autres pour vérifier qu’elles sont noires. Une stratégie équivalente s’obtient par contraposition : sortir tous les objets blancs et vérifier qu’aucun n’est une boule. Si l’on suppose que la couleur de chaque objet est déterminée par un jet de pile ou face, il y aura en moyenne 10 objets blancs dans la boîte. Ainsi les deux stratégies seront non seulement logiquement équivalentes mais également équivalentes en pratique puisqu’elles nécessitent toutes deux environ le même nombre de vérifications. En revanche, si l’on accroît le nombre de cubes, la seconde stratégie devient moins efficace que la stratégie directe. Par exemple avec 10 boules et 990 cubes la première stratégie nécessite toujours 10 vérifications tandis que la seconde en nécessite en moyenne 500. De plus, si on autorise d’autres couleurs que le blanc et le noir, la situation s’aggrave encore pour la seconde stratégie tandis qu’elle reste inchangée pour la première.
Cet exemple, où les boules jouent le rôle des corbeaux, et les cubes celui des objets « non-corbeaux », approche d’autant mieux la situation réelle que le nombre de boules est faible devant le nombre de cubes, et que ce dernier devient immensément grand. On voit que dans ce cas la seconde stratégie devient totalement inapplicable. Notre intuition, formée à cette situation réelle, rejette donc immédiatement cette solution. Le problème de l’induction vient donc simplement du trop grand nombre de « non-corbeaux » dans l’univers. On pourra objecter que le nombre de corbeaux est lui aussi très grand. Pour démontrer que c’est bien la différence d’ordre de grandeur entre l’ensemble des corbeaux et l’ensemble des non-corbeaux qui est à l’origine du problème, il faut faire appel aux probabilités.
Reprenons l’exemple des boules et des cubes. S’il y a 10 boules dans la boîte, et que chacune a une chance sur deux d’être peinte en noir, la probabilité que les 10 boules soient noires est initialement de 1 sur 2 à la puissance 10. Cependant lorsque la première boule est sortie, si celle-ci est noire, cette probabilité augmente. Plus exactement elle double : il ne reste que 9 boules et la probabilité qu’elles soient toutes noires est de 1 sur 2 à la puissance 9. Et de même la probabilité que les boules soient toutes noires double à chaque fois que l’on sort une boule noire (si l’on sort une boule blanche à un quelconque moment, la probabilité tombe immédiatement à zéro). Notons que ceci ne dépend absolument pas du nombre de cube dans la boîte. Maintenant supposons qu’il y a 990 cubes dans la boîte et examinons la modification de la probabilité que toutes les boules soient noires lorsque l’on examine un objet blanc et que celui-ci n’est pas une boule. Initialement, la probabilité que toutes les boules soient noires est bien sûr toujours de 1 sur 2 à la puissance 10. Supposons que l’on sorte un cube blanc. Comme on sait que chaque objet, indépendamment de sa forme a une chance sur deux d’être blanc, la proportion de cubes parmi les objets blancs est égale à la proportion de cubes dans la boîte et elle vaut donc 0,99. Une formule de probabilité nous indique alors comment évolue la probabilité que toutes les boules soient noires sachant que l’on a sorti un objet blanc qui se révèle être cube : celle-ci est multipliée par 1/0,99 qui vaut environ 1,01. Ainsi la probabilité que toutes les boules soient noires augmente bel et bien lorsqu’on tire un cube blanc, mais de seulement 1%. L’augmentation est encore plus faible si l’on augmente le nombre de cubes dans la boîte.
On peut reformuler différemment ce calcul. Si l’on imagine que toutes les boules sont noires, alors lorsqu’on tire un objet blanc la probabilité que ce soit un cube est de 1. Autrement dit, la probabilité qu’un objet blanc soit un cube sachant que toutes les boules sont noires est de 1 (certitude). Mais si l’on ne sait rien sur la couleur des boules, la probabilité qu’un objet blanc soit un cube est donnée par notre calcul précédent et vaut 0,99. Or 1 et 0,99 sont deux nombres très proches : cela signifie que la couleur des boules n’apporte presque pas d’information sur la forme des objets blancs. Dans le jargon des probabilités, on dit que l’événement « toutes les boules sont noires » et l’événément « un cube est blanc » sont (pratiquement) indépendants. Dans la situation réelle des corbeaux et des non-corbeaux on se rapproche encore plus de l’indépendance, d’où notre intuition que la vision d’une vache blanche ne nous apprend rien sur la couleur des corbeaux, intuition qui est d’ailleurs parfaitement justifiée en pratique puisque la différence avec une situation de totale indépendance est absolument négligeable : son ordre de grandeur est celui de la proportion de corbeaux parmi tous les objets de l’univers !
Notons pour conclure que dans notre analyse nous n’avons pas absolument pas tenu compte de la notion de cause. Nous avons fait comme si la couleur des objets était seulement due au hasard. Dans ces circonstances, la conjecture « tous les corbeaux sont noirs » serait presque sûrement fausse : même si sa probabilité double à chaque fois que l’on voit un corbeau noir, elle resterait très petite. De même, si le Soleil tirait à pile ou face tous les matins pour savoir s’il va se lever, on pourrait conclure qu’il est absolument extraordinaire qu’il se soit jusqu’à présent toujours levé, mais la probabilité qu’il se lève encore demain ne serait toujours que de 1/2., alors que nous estimons cette probabilité à une quasi-certitude. Ici on voit qu’en plus du phénomène que nous avons analysé, se surajoute le suivant : lorsqu’un événement très improbable en soi s’est produit, nous estimons intuitivement qu’il ne s’est pas produit par hasard et qu’il est plus probable qu’il soit dû à l’influence d’une cause. On peut faire l’analyse probabiliste de cette situation en utilisant ce qu’on appelle des « tests statistiques ». Cela complique un peu les choses, mais le résultat qualitatif est le même : la vision d’un corbeau noir augmente considérablement plus la probabilité que tous les corbeaux soient noirs que la vision d’une vache blanche.
Ainsi s’estompe le paradoxe : notre intuition nous induit en erreur lorsqu’elle nous dit que la vision d’une vache blanche ne nous apprend absolument rien sur la couleur des corbeaux, mais le calcul précis nous indique que cette erreur est absolument négligeable.
Remarque finale : Nous avons relié le paradoxe de Hempel à un problème de grand nombre. Une autre résolution du paradoxe, que nous avons évoquée plus haut, consisterait à rejeter le principe du tiers exclu. Certains logiciens, qualifiés d’intuitionnistes, rejettent ce principe dans la plupart des cas (et par la même une partie très substantielle des mathématiques) en raison de son lien avec l’infini, notion qu’ils rejettent également. En effet, le tiers exclu permet de démontrer qu’une propriété P est vraie en montrant que la propriété contraire non-P est fausse (raisonnement par l’absurde). Or en mathématique, même si l’ensemble des objets satisfaisants une propriété est fini, l’ensemble des objets qui ne la satisfont pas est généralement infini. Les démonstrations par l’absurde autorisent donc les mathématiciens à raisonner simultanément sur un nombre infini d’objets. Or les intuitionnistes n’utilisent que les ensembles finis (ou potentiellement infinis, mais non actuellement infinis) qu’ils peuvent construire à l’aide de procédures algorithmiques. Une solution intuitionniste un peu rapide au paradoxe de Hempel serait la suivante : l’ensemble des corbeaux est fini, mais l’ensemble des non-corbeaux est infini, la contraposition (qui découle du tiers exclu) n’est pas licite, et ainsi le paradoxe ne peut être formulé. Cependant, il est tout-à-fait hâtif de dire que l’ensemble des non-corbeaux est infini, car dans le cadre du paradoxe de Hempel, on peut se limiter aux objets macroscopiques présents sur Terre et possédant une couleur. Cet ensemble est absolument énorme, mais il est fini, et dans le cadre des ensembles finis, personne de sain d’esprit n’a à ma connaissance rejeté le principe du tiers exclu.
Bibliographie Sur le paradoxe de Hempel : Introducing logic (Icon books)
Sur l’induction et les probabilités : L’ouverture au probable, de Ian Hacking.